Entre deux rives
Les deux parapets du « Pont de l’Europe » de Strasbourg sont garnis d’écriteaux
portant des textes de divers écrivains, poètes et journalistes européens,
chacun dans sa langue. Naturellement personne ou presque ne les lit puisque
presque tout le monde franchit ce pont en voiture (en
ce qui me concerne, je fais un saut à Kehl chaque fois que je passe à Strasbourg,
et je passe ce pont à pied, mais je suis chaque fois seul piéton ou presque) dixit un cousin géodésien qui s'interesse au nombril de l'Europe depuis 1987 à la demande de l'ING et qui m'a envoyé le texte de Jean-Pierre Vernant .
"Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière,
c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pou pénétrer
dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu où l’on risque,
confronté à ce qui est un autre, de se découvrir sans lieu propice, sans identité.
Ce dedans rassurant, clôturé, stable, ce dehors inquiétant, ouvert, mobile, les
Grecs anciens les ont exprimés sous la forme d’un couple de divinités unies et
opposées : Hestia et Hermes
Hestia est la déesse du foyer, au cœur de la maison. Elle fait l’espace
domestique qu’elle enracine au plus profond d’un dedans, fixe, délimité,
immobile, un centre qui confère au groupe familial en assurant son assise
spatiale, permanence dans le temps, singularité à la surface au sol, sécurité
face à l’extérieur.
Autant Hestia est sédentaire, refermée sur les humains et
les richesses qu’elle abrite, autant Hermès est nomade, vagabond, toujours à courir
le monde.
Il passe sans arrêt d’un lieu à un autre, se riant des
frontières, des clôtures, des portes qu’il franchit par jeu à sa guise. Maître des échanges, des contacts, à l’affût des rencontres,
il est le dieu des chemins où il guide le voyageur, le dieu aussi des étendues sans routes,
des terres en friche où il mène les troupeaux, richesse mobile dont il a la charge comme Hestia
veille sur les trésors calfeutrés au secret des maisons.
Divinités qui s’opposent, certes, mais qui sont aussi
indissociables.
Une composante d’Hestia appartient à Hermès, une part d’Hermès
revient à Hestia. C’est sur l’autel de la déesse, au foyer des demeures privées et des édifices
publics que sont selon le rite accueillis, nourris, hébergés les étrangers venus de loin, hôtes
et ambassadeurs.
Pour qu’il y ait véritablement un dedans
encore faut il qu’il s’ouvre sur le dehors pour le recevoir en son sein. Et chaque individu humain doit assumer sa part d’Hestia et sa part d’Hermès.
Pour être soi il faut se projeter vers ce qui vous est étranger,
se prolonger dans et par lui.
Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser
d’être.
On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre.
Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont.
Jean-Pierre Vernant ,in « La traversée des frontières », Seuil, 2004.
J'aurais pu intituler ce billet "l'Etranger..."
ne sommes-nous pas nous-même pour l'autre, un étranger ?
Bon week-end !
photos empruntées sur la toile
Pont de L'Europe Strasbourg
Hestia et Hermes marbre ht 29cm
musée du Capitole Rome
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