Jean Jacques Henner "La Madeleine pénitente" 1878
Musée des Beaux Arts Mulhouse
- Allons, se dit-il, commençons !
Il écrivit :
" Du courage, Emma ! du courage ! Je ne veux pas faire le malheur de votre
existence… "
- Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe ; j'agis dans son intérêt, je suis
honnête.
" Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous l'abîme où je
vous entraînais, pauvre ange ? Non, n'est-ce pas ? Vous alliez confiante et
folle, croyant au bonheur, à l'avenir… Ah ! malheureux que nous sommes ! insensés
! "
Rodolphe s'arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.
- Si je lui disais que toute ma fortune est perdue ? … Ah ! non,
et, d'ailleurs , cela n'empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard. Est-ce
qu'on peut faire entendre raison à des femmes pareilles ?
Il réfléchit, puis ajouta :
" Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j'aurai
continuellement pour vous un dévouement profond ; mais un jour, tôt ou tard,
cette ardeur (c'est là le sort des choses humaines) se fût diminuée, sans doute
! il nous serait venu des lassitudes, et qui sait même si je n'aurais pas eu
l'atroce douleur d'assister à vos remords et d'y participer moi-même, puisque
je les aurais causées. L'idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture,
Emma ! Oubliez-moi ! Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous
si belle ? Est-ce ma faute ? O mon Dieu ! non, non, n'en accusez que la fatalité
! "
- Voilà un mot qui
fait toujours de l'effet, se dit-il.
" Ah ! si vous eussiez été une de ces femmes au cœur
frivole comme on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une expérience
alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse, qui fait à la
fois votre charme et votre tourment, vous a empêché de comprendre, adorable
femme que vous êtes, la fausseté de notre position future. Moi non plus, je n'y
avais pas réfléchi d'abord, et je me reposais dans l'ombre de ce bonheur idéal
comme à celle du mancenillier, sans prévoir les conséquences. "
- Elle va peut-être
croire que c'est par avarice que j'y renonce…Ah ! n'importe ! tant pis, il faut
en finir !
" Le monde est
cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il nous aurait poursuivis. Il vous
aurait fallu subir les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l'outrage
peut-être. L'outrage à vous ! Oh !… Et moi qui voudrais vous faire asseoir sur
un trône ! Moi qui emporte votre pensée comme un talisman ! Car je me punis par
l'exil de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où ? Je n'en sais rien, je
suis fou ! Adieu ! Soyez toujours bonne ! Conservez le souvenir du malheureux
qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant, qu'il le redise dans ses
prières. "
La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour
aller fermer la fenêtre, et quand il se fut rassis :
- Il me semble que c'est tout. Ah ! encore ceci, de peur
qu'elle ne vienne me relancer :
" Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ;
car j'ai voulu m'enfuir au plus vite afin d'éviter la tentation de vous revoir.
Pas de faiblesse ! Je reviendrai, et peut-être que plus tard, nous causerons
ensemble très froidement de nos anciennes amours. Adieu ! "
Et il y avait un
dernier adieu, séparé en deux mots : A Dieu ! ce qu'il jugeait d'excellent goût.- Comment vais-je signer, maintenant ? se dit-il.
Votre tout dévoué… Non. Votre ami ?…Oui, c'est cela.
Il relut la lettre. Elle lui parut bonne.
Mme Bovary , IIème
partie, chapitre XIII, Gustave Flaubert
Je ne pouvais m'empêcher de mettre cette lettre.
A l'époque, point de sms, point d'internet, la plume,
l'encre et la feuille de papier que l'on glisse dans l'enveloppe mais rarement
avec autant de cruauté,de lucidité et de perversité ne fut écrite une lettre de
rupture. A se demander si les nouvelles méthodes ne sont pas moins
hypocrites car tout est dans le non-dit, ou du moins la feinte du non-dit.
Les commentaires récents