AU DEBUT, ON NE LE VOIT PAS.
Comment un feu rouge aurait-il quelque chose à dire ? Ce n'est même pas un objet. Juste une fonction. Interdiction. La symbolique est claire. Rouge, c'est défendu. Que fait-on à une feu rouge ? On attend.
On le toise du coin de l'oeil avec impatience. Et puis un jour ...
Pourquoi là, pourquoi à l'angle de la rue Commines et du boulevard des Filles-du-Calvaire, juste
avant la montée vers Oberkampf ? Un jour on ne le guette plus, on le regarde.
C'est ainsi dans la ville. La plupart du temps, on est perdu dans un mélange entre pensées vagues
et la progression familière du trajet. Mais il faut des stases aussi, à intervalles. Des signes du réel
qui affleurent pour donner sens à cette portion de vie prise entre deux parenthèses.
Ce ne serait pas vivre, si un trajet n'était qu'un trajet. En fait on se force presque inconsciemment
à en faire autre chose, à devenir ça et là ce qu'on voit.
Mais là ... On n'est pas très sûr. Juste au moment où on se disait : mais ce n'est pas un rond rouge,
c'est un cœur ... il passe au vert. Alors on y prête attention, désormais. La deuxième fois, on sait :
on n'avait pas rêvé. Rue Commines, mais pas seulement. Quelqu'un a inventé d'aller poser un cache découpé en forme de cœur tout en haut des feux, sur le rouge.
Comment fait-il, fait-elle ?
A quelle heure ? Au prix de quelle gymnastique ? Comment cela lui est-il venu ?
On ne le saura pas. Mais cela fait du bien, un bien très chaud, cette rébellion pacifique.
Au prix d'un exploit solitaire, parfaitement anonyme, quelqu'un a décidé de jouer de jouer
les illusionnistes transparents. C'est si léger, si généreux et si gratuit, cette part d'humanité
souriante et frondeuse. C'est mieux que Robin des Bois en forêt de Sherwood.
Pendant que certains s'interrogent sur les plus-values, d'autres escaladent les feux rouges.
Philippe Delerm ,"Traces"
Photo, Martine Delerm.
Un coeur en feu à toutes les" Valentine" et tous les "Valentin" en ce 14 février.