Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne
m’aimes plus en tout cas, je dois prendre des dispositions pour les
funérailles de notre amour. Après cette longue nuit chuchotante, et
étincelante, et sombre que fut notre amour, arrive enfin le jour de ta
liberté.
C’est alors que moi, restant seule propriétaire de cet amour sans
raison, sans but et sans conséquence, comme tout amour digne de ce nom,
moi propriétaire cupide, hélas, qui avais placé cet amour en viager, le
croyant éternel puisque te croyant amoureux, c’est alors que je décide,
n’étant saine ni de corps ni d’esprit, et fière de ne pas l’être, je te
lègue :
Le café où nous nous sommes rencontrés…
Tu m’as dit « je vous connais sans vous connaître, pourquoi
riez-vous ? » Et je te répondis que je riais de cette phrase idiote.
Après tu me regardais, l’air penché ; et mystérieux, croyais-tu. Que
vous êtes bêtes, vous les hommes, et attendrissants à force ! Une femme
vous plaît et vous jouez aux détectives. Que vous cache-t-elle ? Alors
qu’elle ne rêve que de se montrer à vous.
Tu pris ma main ou je pris la tienne. Je ne sais pas la suite.
L’amour, c’est tellement ordinaire. Je passe sur la nuit.
Tu me disais « Pourquoi pas avant ? Pourquoi jusque-là ? Pourquoi ce vent ? »
Passons. Il faut passer ; j’ai tant de choses à te léguer…
…Tiens je te lègue ça : un de ces mégots si longs, si écrasés, si
significatifs. Te voilà bien loti : un café triste et un mégot. Je
cherche des traces et je trouve des symboles. Je te hais. Comme toi, à
l’époque, par moments, tu me haïssais…
…Il y a un instant de l’amour, inévitable, où le
pur instinct le plus pur devient mélodramatique ; et nous étions si
convenables. Convenables, quel blasphème ! Convenables, que dis-je. Je
n’en peux plus de tous tes airs d’homme. J’aimais l’enfant en toi, et
le mâle, et le vieillard possible. Pas cette figurine…
…Je te lègue cet air, tu te rappelles ? On disait…
…D’ailleurs, je te lègue délibérément tout ce qui fut beau, parce qu’il
est horrible de le supporter ailleurs sans toi que de le conserver ici
pour moi.
Et puis l’imaginaire…
Je te lègue les « rendez-vous d’affaires, démarches indispensables,contre-temps fâcheux ».
Ah si tu savais, si tu avais su à quel point ces contretemps s’appelaient » contre-amour », et ces démarches « férocités »…
…Je te laisse la raison, la justification, la
morale, la fin de notre histoire, son explication. Pour moi, il n’y en
a pas, il n’y a jamais eu d’explication au fait terrifiant que je
t’aime. Ni, non plus, pas du tout, mais pas du tout à ce que cela
prenne fin. Et nous y sommes…
…Je te lègue ces coquillages. Ils sont sur la
plage, ils t’attendent…J’irais bien moi-même sur cette plage où il plut
tant, où nous nous plûmes si peu, où rien n’allait plus.
Je ne te lègue plus rien.
Tu le sais, il n’y a rien d’autre à léguer, rien de compréhensible,
rien d’humain ; surtout rien d’humain, parce que moi, je t’aime encore,
mais cela, je ne te le lègue pas.
Je te le promets : je ne veux pas te revoir.
Françoise Sagan in, « et toute ma sympathie »
Cette semaine sur France culture l’évocation de
Sagan m’a fait reprendre en main ce livre après avoir entendu lire
cette lettre à voix haute. Je n’ai pas tout recopié, elle serait
devenue trop longue à lire, mais l’essentiel y est.
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