Aujourd'hui on n'écrit plus de lettres.
C'est comme s'il n'y avait plus d'enfant pour jeter sa balle de l'autre côté d'un mur.
Le monde a tué la lenteur. Il ne sait plus où il l'a enterré.
Nous sommes en 1664. Un messager vient de passer, béni soit-il: il apportait serrés sur une
surface étroite de papier, les mots de l'infini, des milliers de fleurs des champs accrochées à
chaque arrondi de la phrase, traversant l'oeil -de- boeuf d'une voyelle, jouant avec le fer forgé
d'une consonne.
De tenir cette lettre entre ses mains, la femme couverte de lumière bleue en ressent la douceur,
trois fois.Une fois au bout de ses doigts qui serrent la lettre au point presque de la déchirer.
Une seconde fois dans la chambre interdite de son coeur. Une troisième fois-mais cela arrive
en même temps-dans l'âme qui est l'écho au ciel de toutes les joies que nous éprouvons.
...Les femmes regardent les mots d'amour et elles y trouvent leur âme.
C'est pour moi tout ça? C'est vraiment pour moi? Elle relit pour être sûre.
Depuis cinq siècles elle relit la même lettre et par cette attention que rien ne décourage,
la femme noyée de bleu fleurit la vie éternelle, comme fait la pluie dont les diamants tombent
par milliers...
Christian Bobin , in "La grande vie"
Gallimard
Toile de Veermer
"Femme en bleue lisant une lettre"
Bon vendredi , ici sous un beau ciel bleu.