[...]Grande mer, toujours labourée,
toujours vierge, ma religion avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie
dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout. À chaque
vague, une promesse, toujours la même. Que dit la vague ? Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré
du monde, renié par les miens, à bout de forces enfin, la mer, au dernier
moment, emplirait ma cellule, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même
et m'aider à mourir sans haine.
À minuit, seul sur le rivage. Attendre
encore, et je partirai. Le ciel lui-même est en panne, avec toutes ses étoiles,
comme ces paquebots couverts de feux qui, à cette heure même, dans le monde
entier, illuminent les eaux sombres des ports. L'espace et le silence pèsent
d'un seul poids sur le cœur. Un brusque amour, une grande œuvre, un acte
décisif, une pensée qui transfigure, à certains moments donnent la même
intolérable anxiété, doublée d'un attrait irrésistible. Délicieuse angoisse
d'être, proximité exquise d'un danger dont nous ne connaissons pas le nom,
vivre, alors, est-ce courir à sa perte ? À nouveau, sans répit, courons à notre
perte.
J'ai toujours eu l'impression de vivre
en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal.
Albert Camus in, "L’Eté", La mer au plus
près.
Folio 16 pages 182/183
photo Tiago Ribeiro de Carvalho