[…] Il y a beaucoup de vrai dans les rêves des poètes, mais ils ne sont pas toute
la vie.
La vie est quelque chose de plus que la poésie ; elle est quelque
chose de plus que la physiologie,
et même que la morale, à laquelle j’ai cru si
longtemps.
Elle est tout cela et bien davantage encore : elle est la vie.
Elle est notre seul bien et notre seul malédiction. Nous vivons, Monique ;
chacun de nous a sa vie particulière, unique déterminée par tout le passé, sur
lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit,
tout l’avenir. Sa vie.
Sa vie qui n’est qu’à lui-même, qui ne sera pas deux
fois, et qu’il n’est pas toujours sûr de comprendre tout à fait.
Et ce que je
dis là de la vie tout entière, je pourrais le dire de chaque moment d’une vie.
Les autres voient notre présence, nos gestes, la façon dont les mots se forment sur nos lèvres;
seuls nous voyons notre vie.
Cela est étrange: nous la voyons, nous nous étonnons qu'elle soit ainsi, et nous ne pouvons la changer. Même lorsque nous la jugeons, nous lui appartenons enocre; notre approbation ou notre blâme en fait partie; c'est toujours elle qui se reflète elle-même.
Car il n'y a rien d'autre; le monde, pour chacun de nous, n'existe que dans la mesure où il confine
à notre vie.[...]
Marguerite Yourcenar , in Alexis ou le Traité du Vain combat
folio 1041, page 33/34
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