et me revient en mémoire…
Il y a, dans des bars peu éclairés, des tables qui sont très basses, qui arrivent aux
genoux,où on pose les verres.
Les sentiments les plus difficiles ou les plus embarrassants se disent en se penchant
au-dessus d’elles— sombres, vernies, obscures.
Alors l’un et l’autre se communiquent des sons en n’élevant pas la voix.
Les sons tâtonnent dans la demi-obscurité.
Ils trouvent une oreille, elle-même obscure.
Les corps sont si proches que la vue en est brouillée.
On sent l’odeur tiède de la peau de la femme qu’on aime.
On feint encore de parler pour plonger le nez dans ses cheveux.
Si celle à qui on s’adresse vous aime, elle a l’amabilité de laisser croire qu’elle prête
toute son attention à ce qui lui est dit.
En vérité son âme se berce à l’aide de la voix basse qui y rythme le temps.
Elle en aime, au-delà de son grain, la nudité singulière qui s’y indique.
Elle suce son morceau de citron.
Le bout de glace qui reste dans le bol de porcelaine fond.
Pascal Quignard, in “Les Paradisiaques” chapître LXXIX
Editions Grasset