Octobre 1949
Mon cher Albert,
J’aimerais bien pour vous que vos tracas s’épuisent au lieu de vous épuiser. Cela m’ennuie quand vous n’êtes pas « content » (content de droit !). L’été a une belle vieillesse ici, il continue à traverser, à parcourir les champs son bâton feuillu à la main. Mais quelle tristesse, mais quelle angoisse magnétique dans l’air et sur les choses ! Les êtres eux se font simplement mal, c’est toujours l’aurore pour les plaies. Aimer, ne pas aimer ? Quel long vertige… Et on ne peut rester jamais deux. Dès que l’on est définitivement deux ! Les autres, la morale, ce foyer déjà bâti que rien n’autorise à défaire que son propre plaisir… Est-ce suffisant ? On ne sait plus. On dure.
J’ai envoyé à Gaston Gallimard Les Matinaux aujourd’hui. La seconde partie de ce livre m’a beaucoup coûté. Elle est récente, elle contient « l’expérience » à laquelle je fais allusion plus haut. Je serais heureux que vous la lisiez avec les yeux du coeur qui sont vos yeux, avant que les imprimeurs ne s’en mêlent. Si je n’avais craint de vous déranger je vous aurais adressé le manuscrit directement. Je n’ai pas osé.
Je vous prie de dire mon amitié à Francine, d’embrasser les enfants.
Affectueusement à vous,
René Char.
Albert Camus René Char, Correspondance, 1946-1959, NRF, Gallimard
Ephéméride :le 19/02/1988 René Char disparaissait !
extrait de "Les matinaux"
"L'intensité est silencieuse. Son image ne l'est pas.
J'aime qui m'éblouit puis accentue l'obscur à l'intérieur de moi."
Rédigé par : double je | 19/02/2016 à 01:00
J'ai lu cet extrait de leurs correspondances....il y a peu de temps.... entre L'écrivain et le poète... entre Camus et Char... c'est amusant... et je ne sais pas si je n'ai pas écrit un billet sur ce même sujet... correspondances entre les deux hommes de 1946 à 1959... un échange entre quelques 184 lettres..."ce long vertige"...
Merci Elisanne pour ce beau partage amical.
Je te souhaite une soirée toute douce-heureuse.
Bisou.
Den
Rédigé par : Den | 19/02/2016 à 01:00
j'aime cette écriture poétique de Char qui a des mots splendides...
"c’est toujours l’aurore pour les plaies...
"L’été a une belle vieillesse ici,..."
Bisou,
Bonne soirée
Rédigé par : double je | 19/02/2016 à 01:00
je viens commenter un peu tardivement...
j'aime beaucoup cette phrase "Je serais heureux que vous la lisiez avec les yeux du coeur qui sont vos yeux," et les correspondances aussi.
Je suis en train de lire celles de Rilke, Pasternak et Tsvetaeva...
Rédigé par : ellinda | 22/02/2016 à 01:00
il y a des mots qui nous touchent...
bonnes lectures et merci pour votre passage.
Rédigé par : double je | 23/02/2016 à 01:00