Lettre de René Char à André Breton,
Mon cher André,
Je te remercie de m’avoir adressé tes projets d’Exposition. J’ai lu longuement les réalisations que tu te proposes. Je te souhaite d’atteindre profondément le but, à la fois « aube et crépuscule de tous les instants » que seul tu es à même de promouvoir, avec Duchamp, ce distillateur des Écritures, à tes côtés.
Où en suis-je aujourd’hui ? Je ne sais pas au juste. J’ai de la difficulté à me reconnaître sur le fil des évidences dont je suis l’interné et le témoin, l’écuyer et le cheval. Ce n’est pas moi qui ai simplifié les choses, mais les choses horribles m’ont rendu simple, plus apte à faire confiance à certains, au fond desquels subsistent, tenaces, les feux mourants de la recherche et de la dignité humaine (cette dignité si mal réalisable dans l’action, et dans cet état hybride qui lui succède) ailleurs déjà anéantis et balayés, méprisés et niés. La permission de disposer, accordée à l’homme, ne peut qu’être infinie, bien que notre liberté se passe à l’intérieur de quelque chose dont la surface n’est pas libre, de quelque chose qui est conditionné. Pourvu que l’exigence majeure, la permanence souveraine ne soit pas menacée de destruction et de bannissement, comme ce fut le cas, par les religions (à un degré moindre) puis par l’hitlérisme (jusqu’à la frénésie), demain peut-être par le brûlot policier du communisme, je ne condamne pas une vraie controverse attentive.
Mais gardons-nous de sentimentalisme politique autant que de son grossier contraire. C’est te dire que si certains prodiges ont cessé de compter pour moi, je n’en défends pas moins, de toute mon énergie, le droit de s’affirmer prodigieux. Je ne serai jamais assez loin, assez perdu dans mon indépendance ou son illusion, pour avoir le cœur de ne plus aimer les fortes têtes désobéissantes qui descendent au fond du cratère, sans se soucier des appels de bord. Ma part la plus active est devenue…. l’absence. Je ne suis plus guère présent que par l’amour, l’insoumission, et le grand toit de la mémoire. Nulle littérature dans cet aveu. Nulle ambiguïté. Nul dandysme. Peux-tu sentir cela ? La transvaluation est accomplie. L’agneau « mystique » est un renard, le renard un sanglier et le sanglier cet enfant à sa marelle. Ce juron, quand je parle de l’espoir, c’est un bien que je ne possède plus, mais il me plaît qu’il existe chez d’autres. De l’événement à sa relation, quel pas ! N’ayant rien à contempler (cela m’ennuie), je me tends et me détends dans l’encoignure des braises. Si j’ai tant de respect pour la vulnérabilité et la faiblesse, l’anxiété et l’angoisse, c’est parce que les premières n’ont pas de pouvoir sur moi, dans la mesure où les secondes m’ont formé et m’ont nourri.
Je ne peux pas aimer deux fois le même objet. Je suis pour l’hétérogénéité la plus étendue. Que l’homme se débrouille avec les nombres que les dés lui ont consentis. Du moment qu’un élan les lui a donnés, pour peu qu’il interroge et se risque, un élan les lui reprendra : et lui, sans doute, avec, sera repris, donc augmenté. Le vrai secours vient dans le vague.
Tu peux faire figurer à cette Exposition « qui je fus » en 1930-1934. Je puis dire en quelques lignes, si tu le désires, mon affection durable pour ce grand moment de ma vie qui ne connut jamais d’adieu, seulement les mutations conformes à notre nature et au temps. Rien de banal entre nous. Nous avons su et saurons toujours nous retrouver côté à côte, à la seconde excessive de l’essentiel. Notre particularité consiste à n’être indésirables qu’en fonction de notre refus de signer le dernier feuillet, celui de l’apaisement. Celui-ci s’arrache – ou nous est enlevé.
Ma lecture jubilatoire de ce matin,méandres lyriques du moi intérieur "La lettre hors commerce" 1947
de René Char à André breton
lu chez www.deslettres.fr
Quelle lettre magnifique!!!
A lire et à relire encore...
D'un seul trait ou par petites gorgées.
Merci pour ce partage.
Veillez sur vous.
Pensées
Valérie
Rédigé par : valérie | 03/11/2015 à 01:00
Des pépites de ce genre mettent en joie dès le matin...
Bonne journée Valérie.
Rédigé par : double je | 04/11/2015 à 01:00
J'étais en train de lire l'article "Fata Morgana", et puis le temps de chercher une référence et il était devenu secret.
Je voulais dire que cet été je suis allée aux rencontres photographiques d'Arles, sur la photo de nu, et j'y ai croisé une photographe qui est aussi modèle, dont le pseudo est Morgana Fata. Alors un peu troublée j'ai cru que ce message parlait d'elle, d'autant que l'illustration lui ressemblait.
Mais j'ai survolé un peu vite et je ne peux y revenir à présent... Pourquoi "protégé" ?
Rédigé par : Pastelle | 05/11/2015 à 01:00
Ce billet est/était un mirage...
Pour moi des souvenirs d'une époque révolue
l'illustration était un tableau de Kees Van Dongen
Rédigé par : double je | 05/11/2015 à 01:00