« Nulle litt érature dans cet aveu... |
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Le goudron du trottoir aurait pu constituer le tain d’un miroir de jais. Sa préférence était pour l’obsidienne. Le noir n’était pas franc. Il imposait de chercher l’image spéculaire dans la transparence de l’air à l’identique d’un mirage. Le trottoir était-il désert ?
Jacopo étai sorti de la librairie. Il feuilletait « le Métier de vivre » de César Pavèse. Après quelques pas, il relevait la tête pour décider de son chemin. La fata morgana, loin du golfe de Naples, s’imposait à son temps libre.
Dans la rue, la lumière était blanche et son fer intérieur avait été porté à l’extrême de l’incandescence métallurgique par le seul mouvement de ses yeux. La tache d’un noir volcanique qui progressait face à lui absorbait toute la lumière, la chaleur. Cette silhouette ombreuse n’était plus une illusion d’optique. Elle était encore, pour quelques secondes, l’image virtuelle qu’il avait fantasmée, les yeux fixés au sol. Son mouvement de tête, à la manière d’un flash photographique, avait transformé une chimère en une permanence rétinienne. Ce noir glissait comme un appât pour l’impressionner, la permanence allait devenir émotionnelle.
Le noir à cette distance était une demande de don, une séduction à la fois mariale et pleureuse. Le noir absorbe ! Le regard ne pouvait se contenter d’une absence de discours. Les mots lointains d’une danseuse de retour du Venezuela lui revinrent à la mémoire :
« J’aime la vie des rues, les mots des rues, la faconde des machos joyeux. Tu croises un homme, il t’a vue et fixée au loin. Centré sur toi, il prépare un compliment plaisant, un trait cocasse, une pirouette grivoise. Ca ne dure que le temps du croisement. Le présent se confond avec le futur absent et le passé n’est le fondement que d’un art de vivre et non pas d’un souhait de rencontre. Ils appellent cela un piropo ».
Plus la femme s’approchait de lui, plus il l’associait à un modèle de Kees Van Dongen. Jacopo, depuis son enfance sur la plage de Trouville, aime les femmes de Van Dongen. Il se préparait à ce jeu, engagé pour la première fois dans une partie où la partenaire n’avait pas encore de visage, masquée par l’éloignement et son errance. Il s’imposait une règle, ne pas dépasser le sens de sa demande, même si celle-ci est demande de demande ! Cette réciprocité tortueuse était une manière de cacher son désir de séduction, son désir qui, tout en prenant corps, se faisait charnel. Désir qui dans l’illusion trompeuse de donner voulait prendre.
« Madame, acceptez-vous, que, par un baiser, je laisse la cicatrice de l’oubli dans votre décolleté ? »
Cette sentence fut écrite à l’instant où Jacopo plongeait dans le V de la blouse de lin fin, batiste du Hainaut. Le lieu qu’il avait choisit était-il un lieu vide qu’il veuille s’y arrêter ? Il hésitait, il ne respectait pas la règle : pas d’après après les mots, pas d’actes. Il allait demander une seule chose, il est vrai avec le désir de l’obtenir.
Il se croisèrent. Les yeux, les quatre, s’entrelacèrent longuement. Interrogation, fermeté d’un quant à soi absurde, sourires échangés sans s’arrêter, seul l’esprit muet de la rencontre les animait. Il était si près de cette femme septuagénaire à l’aura ambrée qu’il put voir ses propres yeux reflétés dans les siens. C’est de biais que sa peau cuivrée et la douceur d’une ligne l’aiguillonnèrent. L’auto stimulation s’était interrompue, la plénitude de l’être, la personne dans une nature autre, dans sa vérité complexe, dans la subtilité de son silence, et il lui faut tout réinventer du désir et des plaisirs.
Trois enjambées, l’intervalle s’allongeait. Ils se séparaient ! La distance perturberait-elle l’hystérésis espérée ?
« Madame ! » Elle avait toujours sur le visage le sourire esquissé qui l’avait touché. Ils allèrent à rebours. La volupté de l’instant, leur proximité émue, exacerbée par toutes les chaleurs, l’élégance de la formule inconvenante, firent qu’elle accepta dans un éclat de rire semblable à celui entendu dans le bosquet d’un jardin italien. Elle n’était pas Suzanne, il n’était pas vieillard. Bonheur !
Jacopo lui a raconté l’histoire de la danseuse, la lumière blanche, équatoriale, dans les rues de Caracas comme spot sur une scène où les acteurs sont en même temps spectateurs. L’âge de la dame avait failli le faire calancher, un sursaut, il avait réagi, affranchi. La femme insinuée en lui l’engageait à dire, à faire, à être.
L’épouse de l’ambassadeur du Mexique, sans fausse coquetterie, avec une jubilation aiguisée, délicieuse, découverte, ne cacha pas ses soixante douze ans. Elle reprit son chemin en lui disant qu’elle relirait Blaise Cendrars. Lui, à quarante six ans, l’avait aimée en dehors des temps de la conjugaison !
Nouvelle du 5 novembre 2008
Kees Van Dongen
Portrait de femme 1903
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